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UN RIEN SUFFIT
RICOCHETS (extrait)
[...] Il a plu. La terre est humide et quelques gouttes d’eau traînent encore sur les brins d’herbe. Vous marchez côte à côte parlant de choses et d’autres lorsque ta mère indique un chemin en amont. « Empruntons celui-là, il est plus beau. » On y parvient par d’étroites marches creusées à même la terre et longeant une vigne. Elle les gravit d’abord, d’un pas qui ne semble plus avoir la même sûreté. Tu observes cette nouvelle fragilité et vois pour la première fois son dos qui s’est imperceptiblement courbé, puis l’infime tremblement de sa tête, le discret soubresaut de la nuque comme si une attache avait lâché. Ce même soubresaut qu’un jour tu avais remarqué pour la première fois chez ton père, et qui t’avait ébranlée : ton père était donc devenu vieux. Et voilà que ta mère a vieilli aussi. Où se situe donc le palier. À aucun moment les années n’ont cessé de passer et pourtant, jusqu’à cette fin d’après-midi, jamais ta mère ne paraissait prendre de l’âge. Jamais elle ne paraissait vieillir. Rien, jamais, ne semblait bouger, bien que cet artisan acharné qu’est le temps travaille, tâte, sculpte, pétrit ses œuvres jour après jour. Il doit exister un instant, ingrat, une sorte de basculement sur lequel on ne saurait mettre le doigt mais qui rend les années d’un coup palpables. Non ? [...]
UN RIEN SUFFIT
RACINES (extrait)
[...] Assise sur une terrasse, jouant avec un morceau de sucre, je regarde sans regarder les gens qui passent. Je songe à ce que l’on appelle « racines ». Il paraît que chacun se doit d’en avoir. Appartenir, se sentir chez soi quelque part, à un endroit précis sur cette terre. En harmonie avec ce qui nous entoure parce que ça résonne avec quelque chose au plus profond de nous. Voilà une notion qui me taraude depuis bien des années. Sans doute parce qu’il m’est de plus en plus difficile de les entrevoir, mes racines. « Tes racines, c’est ton pays », me dit-on. Alors je songe au pays qui m’a vu naître. À cette terre de mon enfance. Terre du Nord qu’avec ma famille, adolescente, j’ai fini par quitter. Je me vois, fillette, me promenant le long de la plage, les pieds nus couverts de sable et d’eau salée, accompagnée par le son rythmé des vagues qui déferlent, la longue plainte des goélands, les relents iodés des algues avec, au loin, les infinis bleu-gris des nuages et de la mer qu’un seul rayon de soleil sait sublimer. Ce sont mes odeurs. Mes couleurs. Mes sons. Oui, évidemment. Il s’agit de mon enfance et personne n’est dupe des empreintes que cette époque nous laisse, profondes et indélébiles, qui nous portent ou nous abîment. Mais vous comprenez, lorsque j’y retourne, dans ce pays, lorsque j’y pose le pied, c’est troublant et je n’aime pas l’avouer, mais je sais qu’il n’est plus le mien. [...]
CE DONT NOUS N'AVONS PAS PARLÉ
(CHAPITRE II, extrait)
[...] La nuit est magnifique. Pas un seul nuage, et les étoiles parsèment de leur éclat indécis le ciel d’automne d’un bleu profond. Je te rejoins. Je rejoins ce qui reste de toi. C’est la première fois que je viens te voir alors qu’au fond tu n’es plus là. Il a suffi d’un coup de téléphone, le ton d’une voix, une seule syllabe, pour que je comprenne. Pour qu’un silence assourdissant remplisse la maison, que les corps s’immobilisent, que des yeux me regardent, sentant comme moi qu’un état de choses, jusqu’à ce moment resté intact, à peine remis en question, venait d’être ébranlé. Ton cœur s’est arrêté de battre et, il faut bien le reconnaître, dans une vie ça ne pardonne pas. Je raccroche. Tente de comprendre les mots qui viennent de m’être dits. Mais une sorte de brume m’envahit, estompant par là même, mes sens. Je me trouve au bord de ce singulier seuil délimitant ce qui est connu, saisissable, de ce qui ne l’est plus. Telle une malvoyante, je plisse les yeux à la recherche des lignes d’un horizon devenu soudain trop flou. Mais en vain. Ce matin, tu vivais encore. Ce soir, tu ne vis plus. Il y a à peine quelques heures, quelques minutes même, ton cœur pulsait, ton sang coulait, tes yeux voyaient, ton esprit pensait. Maintenant et pour toujours, tu n’as plus de voix, plus de gestes, plus de sourires, plus de regard. [...]
CE DONT NOUS N'AVONS PAS PARLÉ
(CHAPITRE V, extrait)
[...] Je pousse le portail. La pelouse est tondue, la brouette, elle, posée contre le mur. Je la contemple. Alors que de coutume je n’y aurais prêté aucune attention, la voir là aujourd’hui, rangée par toi encore vivant, me remplit d’une étrange sensation. Comme une chose que l’on voudrait toucher mais on a beau tendre la main, on ne le peut pas. Elle nous échappe. Non pas parce qu’elle s’enfuit mais parce qu’elle est faite d’une substance que l’on ne reconnaît pas. Le temps depuis quelques jours a des contours floutés. Le passé et le présent s’enchevêtrent, ne savent plus ce qui date d’avant ni ce qui vient après. Comme si une main avait cueilli tous mes repères pour, d’un geste joyeux, les jeter en l’air. Et je songe aux tiennes de mains, qui tenaient les manches de la brouette. À tes empreintes qui y sont encore. À ces gestes de toi, manifestes, accomplis juste avant ton décès et qui prennent des airs de point final. Telle une ponctuation que tu aurais semée autour de toi. C’est la dernière fois que tu as tondu la pelouse. La dernière fois que tu as rempli la brouette d’herbe, la dernière fois que tu l’as renversée sur sa seule roue pour la mettre en équilibre contre le mur. Tout est là. En suspens. Comme tu l’as laissé. [...]
TE SOUVIENS-TU DE MOI?
(LE PREMIER, extrait)
[...] Ils ont rendez-vous. En haut du village. Loin de chez elle. Loin de chez lui. Le temps est maussade. Comme il l'est souvent dans ce pays. Où le gris du nord sait traîner. S'en prend au ciel et le ramène à vos pieds en gouttelettes fines qui n’en finissent pas de tomber. Cette grisaille et humidité qui embrassent l’enfance, l’accompagnent toute une vie. Et ceux qui un jour le quittent, savent que loin d'être un ennemi, ce gris sculpte leur sérénité. Il est un retour aux sources. Un fidèle ami.
Ils ont rendez-vous. En fin d'après-midi. Elle, arrive avant lui. Et pourtant elle a tout fait pour avoir du retard. Elle savait qu’elle n’aurait pas su comment l’attendre. Où poser son regard. Que faire de ses mains. Quelle posture prendre. Alors elle s’était appliquée à renouer ses lacets, à bien fermer le portail, à compter les goélands sur le toit des maisons, à poser un pied au centre de chaque dalle, sur chaque trottoir. Jusqu'à celui qui la mènerait vers lui. Mais il a dû faire de même. Ou peut-être ne viendra-t-il pas ? Lui ferait-il ça ? Quoiqu'il en soit, la voilà seule à l'attendre, les mains dans les poches, les pensées confuses, le cœur qui bat. [...]
TE SOUVIENS-TU DE MOI?
(JEUX INTERDITS, extrait)
[...] Au fond du jardin, les deux filles se racontent des histoires. Leurs deux frères échangent des cartes sur le perron. Lorsque l’un se penche et murmure quelque chose dans l’oreille de l’autre. Qui ne dit rien, quelques instants, semble un peu troublé, regarde en direction de sa sœur, puis sourit. C’est oui. La pile de cartes est vite oubliée. Les garçons se lèvent et se rapprochent des deux filles. Les mains dans les poches. Le regard espiègle.
« Vous faites quoi ? »
« Rien… »
« On a un truc à vous montrer… »
Les filles se regardent. L’une est toujours partante ; l’autre toujours sur le qui-vive.
« Quoi… ? »
« Ben, venez voir… »
L’une secoue la tête, elle va rester ici. L’autre se lève et lui dit de ne pas tout gâcher. « Viens, tu verras, on va s’amuser. » Alors elle prend son amie par la main et la hisse sur ses pieds. Il n’en faut pas plus pour la persuader. Elle ne va pas rester dans le jardin, seule, à se demander ce qui se passe… Les deux garçons partent en direction de la maison. L’un semble un peu préoccupé ; l’autre, sûr de leur plan. Les filles les suivent, comme pressentant un drôle de coup mais poussées par un mélange de curiosité et de crainte d’être mal vues par leurs aînés. [...]
LE POÈTE / THE POET
(conte, édition bilingue, extrait)
(version française)
[...] L'été tourne le dos à la ville et le soleil offre ses dernières douceurs. Dans la rue, les gens se cachent sous leur manteau, et quelques-uns se perdent déjà sous de longues écharpes. Les couleurs vives ont été troquées contre des gris et des bruns. Les rires se musèlent et les échanges s’écourtent. Seuls les bâtiments en pierre semblent indifférents aux flots de passants qui se hâtent à leurs pieds.
Le poète se rend dans son bistrot préféré dont la lourde porte en chêne laisse échapper les parfums réchauffés du parquet poli et des cafés fraîchement préparés. Il laisse son chariot à l’entrée, pend son manteau à un grand crochet en laiton, et s’assied à une petite table ronde située au fond du bistrot, à côté d’une fenêtre où le soleil s’attarde chaque matin. Sur les murs sont pendues des photos d’hommes et de femmes connus pour leurs singuliers tissages de mots. Et au milieu du bistrot s’élèvent des escaliers en colimaçon qui mènent à une petite pièce où le poète a déjà trouvé tant de livres. Sans attendre la commande, le serveur apporte un café fumant et accueille amicalement le poète. « Tenez », lui dit-il. « Le facteur m’a amené ça pour vous ce matin. » Il lui tend une enveloppe brune. [...]
LE POÈTE / THE POET
(conte, édition bilingue, extrait)
(version française)
[...] La petite fille lance des regards en direction du poète. Elle ne distingue que le haut de son chapeau pendant qu’il écrit. Et écrit… « Où est-ce qu’il trouve tous ces mots? » s’étonne-t-elle. « Ils tombent du ciel et il les attrape? Ils sautillent dans sa tête et il les met en cage avant qu’ils s’enfuient? Est-ce qu’il les voit sur le trottoir et les ramasse? Ou alors ils sont tous dans son cœur et il sait quand il faut les relâcher? Peut-être qu’ils se trouvent sur la pointe de sa plume et qu’il les laisse couler sur la page? » La petite fille touche le papier avec la pointe de son crayon et attend. Rien. Pas un mot ne s’en échappe. Elle regarde la pointe de plus près.
Le poète l’observe. Et rit. « Tu ne les trouveras pas là. Les mots que tu cherches ne peuvent venir que de toi. » La petite fille lance son crayon à terre et fait la moue. Amusé, le poète n’en rajoute pas et se remet à écrire.
Un long moment passe, puis la petite fille annonce qu’elle va rentrer. « Prends le crayon et le papier avec toi », suggère le poète. La petite fille hésite. « Ne les laisse pas là sur le trottoir. Ils ne sauront pas chez qui dormir ce soir. » Elle tire sur une de ses tresses, et enfonce le crayon et le papier dans la poche de son pantalon.
« Au revoir. »
Le poète la salue, et la regarde monter maladroitement sur son tricycle et partir. Au bout du trottoir, la petite fille se retourne, lève la main et lui adresse un large sourire. Le poète le lui rend et crie :
« N’oublie pas le crayon et le papier dans ta poche! »
Mais elle a déjà disparu, et il n’est pas sûr qu’elle l’ait bien entendu. [...]
GLISSE TA MAIN DANS LA MIENNE
(LE TICKET DE BUS, extrait)
[...] Tu m’as offert un livre, d’un de tes auteurs préférés. Un auteur de l’absurde. De cette logique renversée, si chère aux Anglo-Saxons. Sur l’une des premières pages, tu as indiqué les récits que tu tiens à ce que je lise. Et le numéro des pages où se trouvent des illustrations que tu voudrais que je découvre. Et, en le parcourant, le jour où je l’ai sorti du paquet que tu m’avais envoyé, j’y ai trouvé un ticket de bus. En fin d’ouvrage. Ou presque. Tu en avais lu un peu plus des trois quarts. Puis tu avais dû t’en lasser. Puisque le ticket était resté là, à la page 239, un jour de novembre 1961. Je le sais. L'année et le mois sont imprimés sur ce petit morceau de papier qui a jauni avec le temps. L’encre est mauve. Un mauve délavé. Il y a des mots en latin. Des mots en anglais. Des mots en gaélique. Et les bords sont en dents de scie. Il a dû être craché par une de ces machines portant un petit levier sur le côté et maniées par les conducteurs de bus. Du temps où les voyageurs faisaient la queue à l’avant pour demander leur ticket. [...]
GLISSE TA MAIN DANS LA MIENNE
(L'INÉVITABLE, extrait)
[...] Elle l'a blessé. Il lui en voulait. Elle n'avait pas eu le comportement auquel il aspirait. Ses gestes étaient à l'opposé de ce qu'il aurait souhaité. Ses paroles aux antipodes de ce qu'il aurait espéré. Alors, en lui ouvrant la porte, il lui a lancé un regard oscillant entre colère et perplexité. Elle lui a souri. Avant de comprendre. Elle tombait des nues. Elle avait agi en toute innocence. Persuadée d'être dans le juste. Donc, forcément, son irritation, elle n'en voulait pas. Même si, au fond, elle pouvait en entrevoir la raison. Mais elle en avait assez de leurs discordes. De ces menus conflits qui s'empilaient et obstruaient leur vie.
Il est resté planté devant la porte. Il ne s'est pas mis de côté pour la laisser entrer. Il l'a laissée là, dans le vestibule de la maison et de ses pensées. La surplombant. En position de domination. Mais n'étant pas homme à user de la force, il a fini par se retirer. Lui faisant de la place. Lui créant une ouverture, par laquelle elle s'est enfilée. Elle s'est postée à l'autre bout de la pièce. Loin de ce qui la contrariait. Puis il a refermé la porte. S'est tourné vers elle. L'a longuement regardée. Et lui a dit que ce n'était pas ça qu'il voulait. [...]
HEUREUSEMENT QU'IL RESTE DES GOÉLANDS
(CES PETITS VENTS QUE NOUS LÂCHONS, extrait)
[...] Enfants, ils nous faisaient rire ces paquets de gaz qu’on larguait. Mes frères étaient les maîtres du pet, et si leurs sœurs étaient dans les parages, c’est à elles qu’ils en faisaient cadeau. Ils s’approchaient de nous sur la pointe des pieds puis levaient légèrement la jambe et lâchaient leur vent, de préférence sous notre nez, avant de poursuivre leur chemin. C’était toujours du plus bel effet. Nous, nous hurlions notre dégoût, et eux partaient en courant, mais nos rires n’étaient jamais loin derrière.
C’est avec les pets de mes enfants que j’ai retrouvé la joie festive des flatulences. Qui ne se souvient pas des premières émanations de ses enfants ? De leurs yeux écarquillés, surpris par ce qu’ils viennent de créer ? Comment oublier le jour où Paule qui, à l’âge de quelques jours seulement, est partie comme une fusée sur le lit, les jambes raidies par sa propre propulsion, les bras jetés en arrière pour retrouver son équilibre, et, sur le visage, une expression de contrariété qui n’appartient qu’aux nouveau-nés. Et Theo, à l’âge de sept mois, assis sur le tapis et tombant soudainement à la renverse suite à l’enfantement d’un prout majestueux. [...]
HEUREUSEMENT QU'IL RESTE DES GOÉLANDS
(CES CHOSES INVISIBLES, extrait)
[...] Tu te lèves avant tout le monde. Pour préparer le petit déjeuner. Tu ramasses ton slip, et le sien, en sortant de la chambre. Et tu les jettes dans le panier à linge sale. Tu te rafraîchis le visage avec de l’eau froide pour sentir un peu mieux le début de cette journée, puis tu ôtes du fond de l’évier des traces de dentifrice et des bouts de nourriture crachés la veille. Tu te douches. Tu t’habilles. Tu vas chuchoter quelques mots d’amour à l’oreille des enfants. Pour les réveiller en douceur. « Il va falloir se lever. Je descends préparer le petit déjeuner. » Tu mets la table. Tu coupes quelques tranches de pain, tu presses quelques oranges et tu prépares le thé.
Les enfants descendent. L’entrejambe du jeans à hauteur des genoux et le vernis à ongles rouge fraîchement posé. Ton homme lui aussi descend quelques minutes plus tard. Se regarde dans le miroir. Ferme le dernier bouton de sa chemise. Échange quelques rires avec toi et les enfants, tout en buvant le thé que tu viens de préparer. Les enfants se chamaillent. Les enfants mangent. Les enfants boivent. Puis ils préparent leur sac d’école. Ils te disent au revoir en te tournant le dos, trop jeunes encore pour savoir que cet instant-là, ils ne le reverront jamais. Lui t’aime. Il t’embrasse. Il te le dit. Tu l’aimes aussi. Et tu le lui dis. Puis tout ce qui fait une famille sort de la maison. Te quitte pour un petit laps de temps. [...]